«Ma première demand quand j’entre dans un taxi, c’est qu’on coupe la musique !»
Vous êtes à Toulouse, en ce moment (1), pour Norma, un opéra qui vous est articulièrement cher…
Je dois tout à Norma! C’est le tout premier opéra que j’ai vu, à 13 ans, emmenée par mon grand-père qui voulait me faire une surprise. «C’est quoi l’opéra?», ai-je demandé. «Tu verras!», m’a-t-il répondu. Et cela a été un choc: un vrai coup de foudre, non au premier regard, mais au premier son! Si bien qu’à l’entracte, j’ai dit que je voulais devenir cantatrice, pour être un jour Norma. Évidemment, cela a fait rire toute ma famille, mais cet amour pour l’opéra ne s’est jamais démenti et m’a vite fait entreprendre des études de chant, d’abord dans ma ville natale, Riga – où j’ai eu, entre autres, la mère de ma collègue Inga Kalna en formation musicale –, puis en Italie. Et lorsque j’ai enfin chanté ma première Norma, à Trieste, en 2016, je me suis dit que j’avais mis presque un quart de siècle à réaliser mon rêve! Des débuts forcément très
impressionnants, vu la difficulté du rôle, mais aussi parce que tout le monde m’attendait au tournant: on venait voir comment une soprano «étrangère» allait se débrouiller dans un emploi emblématique du bel canto, de surcroît dans un théâtre où rôdait encore le fantôme de Maria Callas, Norma in loco, en 1953 – ce dont certains spectateurs présents se souvenaient parfaitement ! C’est vous dire la pression pour la première… Mais cela s’est très bien passé, j’ai été accueillie à la fin par une montagne de fleurs, et le lendemain, les journaux ont même commencé à parler de moi comme de «a nouvelle Callas» – ce qui était faux, évidemment!
On peut supposer que votre longue frequentation du répertoire rossinien vous a été précieuse; Rossini est un compositeur qui a beaucoup contribué à lancer votre carrière, et avec lequel vous semblez avoir un lien particulier…
Je dis toujours que je n’ai pas choisi Rossini : c’est Rossini qui m’a choisie! Et le plus amusant, c’est que lorsque j’ai écouté l’enregistrement d’Il viaggio a Reims dirigé par Claudio Abbado, chez Deutsche Grammophon, ma première réaction a été de me dire que cette musique n’était pas faite pour moi : trop de récitatifs, trop de vocalises, trop de variations… Eh bien, j’avais tout faux Car Rossini a été très important pour moi, à des moments clés de ma carrière. Mes premiers pas sur scène ont eu lieu en Rosina dans une version pour enfants d’Il barbiere di Siviglia, au Teatro Regio de Parme. En 2007, en tant que stagiaire de l’Accademia Rossiniana de Pesaro, j’ai justement participé à Il viaggio a Reims, dans les rôles de Madama Cortese et la Comtesse de Folleville (il avait même été question que je chante Corinna aussi…). L’année suivante, toujours à Pesaro, c’est dans le cadre du «Rossini Opera Festival» lui-même, que j’ai été engagée pour Anna dans Maometto II. Et je n’oublie pas mes débuts au Festival de Salzbourg, en 2009, en Anaï dans Moïse et Pharaon, sous la direction musicale de Riccardo Muti. Enfi n, en 2013, à Amsterdam, j’ai fait Mathilde dans Guillaume Tell – un rôle que j’ai repris au Metropolitan Opera de New York, trois ans plus tard, dans la même production de Pierre Audi. Il était donc normal que, pour mon deuxième récital discographique, intitulé Amor fatale, chez BRKlassik, je rende hommage à ce compositeur qui a tant compté pour moi. J’y chante des extraits d’opéras déjà faits en scène (Moïse et Pharaon, Maometto II, Guillaume Tell), à côté d’autres auxquels je songe, comme Otello, Semiramide, Armida et La donna del lago. Rossini est très diffi cile, mais aussi très formateur, car il exige agilité, contrôle du souffl e, legato, et résistance également. Plus encore, c’est un repertoire où la responsabilité de l’interprète est cruciale: c’est à lui de relier son chant à l’émotion pour que la virtuosité ne soit pas vide de sens, de choisir la façon de colorer tel passage, tel mot… Il doit même à l’occasion se montrer co-compositeur, en écrivant ses variations et cadences, en liaison évidemment avec le style, mais aussi avec la situation dramatique et la psychologie du personnage. C’est d’ailleurs ce que m’avait fait comprendre le regretté Alberto Zedda, avec lequel j’ai beaucoup appris à Pesaro. Quand il m’a demandé quels étaient mes projets, et comme je mentionnais La traviata, j’ai été surprise de voir qu’il trouvait cela un peu dommage, car «chez Rossini, trois quarts de l’émotion reposent sur la performance du chanteur, pour un quart seulement venant de ce qui est écrit dans la partition, alors que chez Verdi, ce rapport est inversé ». En ce sens, Rossini ouvre vraiment la voie à Bellini et Donizetti.
On dit que Norma est « le rôle des rôles », l’un des plus ardus de tout le répertoire. artagez-vous cette opinion?
Une des diffi cultés – et des richesses – de Norma, c’est sa complexité psychologique, dont l’interprète doit exprimer les différentes facettes : c’est, en meme temps, une guerrière et une prêtresse, une mère et une fi lle, une amante et une amie… J’accueille chaque nouvelle production comme une chance d’approfondir le personnage. Mais si le rôle est long, il n’est pas
insurmontable, car sa tessiture se situe essentiellement dans le haut médium. En ce sens, Norma est une héroïne assez proche d’Anna Bolena, également créée par Giuditta Pasta. Maria Stuarda est bien plus diffi cile, car son écriture oscille constamment entre le grave et l’aigu – voire le suraigu, si on choisit de faire quelques contre-notes. C’est pour moi, et de loin, le rôle le plus ardu du bel canto que j’ai chanté jusqu’à présent!
Dans ce répertoire belcantiste, quels sont vos projets, vos nouveaux défi s, les rôles dont vous rêvez?
Je voudrais vraiment qu’on me propose d’autres roles écrits par Rossini pour son épouse, Isabella Colbran : Desdemona (Otello), Semiramide, Armida, Elena (La donna del lago), et, plus tard, peut-être, Ermione. Tous à fort potentiel dramatique et dans lesquels je me sens bien. En ce qui concerne Bellini, je chanterai, le 17 mai, ma première Imogene (Il pirata), en version de concert, à Dortmund : un rôle dont j’espère beaucoup, et que j’aurais déjà dû aborder, la saison passée, à Genève. Chez Donizetti, j’attends à présent de compléter ma « trilogie Tudor », avec Elisabetta (Roberto Devereux) – c’est prévu pour 2023 – et je songe aussi à Lucrezia Borgia.
Un compositeur qui a été également important pour vous, c’est Mozart. Vous lui avez d’ailleurs consacré votre tout premier récital discographique, intitulé Mozart: Opera Arias, chez Warner Classics. Mais il semblerait que depuis Vitellia dans La clemenza di Tito, en version de concert, à Baden-Baden, en 2017, la page mozartienne soit tournée… Définitivement?
J’ai, en effet, beaucoup chanté Mozart, d’abord des rôles très légers et virtuoses, puis ma voix s’est étoffée. Ce programme de récital était la chance de pouvoir montrer non seulement une galerie très variée de personnages, mais aussi une vaste gamme de sentiments. J’avoue aussi que j’ai souhaité laisser un témoignage de ma Reine de la Nuit, tant que j’avais encore des contre-fa! J’aurais d’ailleurs dû interpréter Die Zauberflöte à la scène, mais j’ai annulé, car j’ai eu à ce moment-là ma fille, et depuis, je lui dis toujours: «C’est toi, ma Reine de la Nuit !» Comme Konstanze (Die Entführung aus dem Serail), un moment projetée, et qui ne s’est finalement pas faite… Une des particularités de ma voix est d’être à la fois lyrique et dramatique. C’est très utile quand on chante Elettra (Idomeneo), qui a de grands airs de fureur au début et à la fin de l’opéra, mais doit aussi pouvoir montrer, au deuxième acte, un cantabile parfait, planant au-dessus du choeur. C’est également le cas de Donna Anna (Don Giovanni), dont «Or sai chi l’onore» et «Non mi dir» demandent des qualités opposées, et qui doit, en plus, assumer la ligne tendue du trio «des masques». Mais si Donna Anna m’a valu beaucoup de succès, en étant un passeport dans de nombreux théâtres, notamment pour mes débuts au Met, en 2011, et au Staatsoper de Vienne, l’année suivante, je ne l’ai jamais vraiment aimée, et je ne veux plus la chanter. Je me sens bien plus attirée par Donna Elvira, un personnage entier, franc et passionné. Mais pour le moment, en effet, j’ai abandonné Mozart pour laisser ma voix se développer dans d’autres directions, en particulier le bel canto et Verdi. Mais il est possible que j’y revienne plus tard, si j’en ai encore envie et si mon instrument le permet…
Pour quelles raisons avez-vous fondé votre propre label, Prima Classic?
Plusieurs choses m’ont décidée à le faire. Par exemple, pour mon premier récital, entièrement consacré à Mozart, j’avais enregistré, pour faire pendant au «Martern aller Arten» de Konstanze, sa grande scène «Traurigkeit…», mais elle est restée inédite, tout comme l’air de Fiordiligi (Cosi fan tutte). J’ai essayé ensuite de racheter ces prises pour les publier moi-même, mais je n’ai pas réussi. J’ai eu également beaucoup de difficultés à réaliser mon deuxième album, autour de Rossini, cette fois – un projet qui n’a intéressé aucune des grandes firmes auxquelles je l’ai proposé… De plus, je n’étais pas très satisfaite du rendu sonore de ma voix. Il arrive, en effet, que l’on décrète comme non phonogéniques les voix qui, dotées d’une grande amplitude dynamique, du pianissimo au fortissimo, passent dans la salle sans effort par-dessus l’orchestre, mais peuvent paraître au studio comme contraintes, dures ou lointaines. À l’inverse, il est des voix que l’on entend à peine au théâtre, mais qui, au disque, rendent très bien! Quand j’ai rencontré mon mari, qui est ingénieur du son, il m’a beaucoup appris sur les aspects techniques et physiques d’un enregistrement. En créant notre propre label, Prima Classic, nous avons voulu prendre tout le temps nécessaire pour être le plus près possible de la vérité du spectacle vivant, car il est ssentiel qu’un disque de studio reflète les conditions réelles d’un récital ou d’un opéra. Ainsi, pour pirito, notre premier titre, nous avons choisi de profiter des toutes dernières avancées technologiques, en nous associant à BluBubbles et L-Acoustics Creations pour mixer et mastériser les enregistrements dans le standard Blu 23.1, qui apporte un son à très haute resolution et avec une spatialisation en 24 canaux. En allant à Londres pour écouter le résultat, dans un studio d’écoute, je me suis sentie véritablement entourée par le son, une expérience unique que l’on peut résumer en trois mots: ampleur, spatialisation et largeur. Plus énéralement, nous tenons à choisir aussi bien le programme que le chef, l’orchestre, les partenaires, la couverture et le livret : un travail gigantesque, mais qui vaut la peine ! D’autant que ce petit label indépendant n’est pas uniquement réservé à mes projets et à ma voix. En discutant avec plusieurs collègues, j’ai remarqué que nombre d’entre eux, quoique très talentueux et bien lancés dans la carrière, n’avaient toujours pas pu enregistrer de disque, et c’est dans la philosophie de Prima Classic de les aider. Ainsi, après mon album Spirito – consacré aux grandes héroïnes tragiques de Bellini, Donizetti et Spontini –, nous avons publié Giovin fiamma, un recital Rossini du jeune ténor sud-africain Levy Sekgapane. Le troisième titre est une version intégrale de La traviata, dont je partage l’affiche avec Charles Castronovo et George Petean, sous la direction musicale de Michael Balke.
Pourquoi ce choix de La traviata?
Je voulais laisser un témoignage, dans de bonnes conditions sonores, de ma Violetta, un rôle que je pense bien connaître, puisqu’il a été celui de mes débuts professionnels, en 2007, à Erfurt, et que depuis, j’en ai fait dix-sept productions différentes, un peu partout dans le monde. Et cela continue puisque, à l’été 2020, je retrouverai La traviata à la Scala de Milan, puis aux Arènes de Vérone. Je ne m’en lasse pas ! Je tiens à rendre hommage ici à Guy Montavon, le directeur général du Theater Erfurt, qui a su faire confiance à la totale débutante que j’étais en me confiant, à 27 ans seulement, une héroïne aussi mythique que Violetta. Ma très grande chance est que j’ai auditionné en avril, et que l’on m’a engagée aus-sitôt pour La traviata en juin – avec des répétitions commençant dès le mois de mai –, en remplacement d’un autre opéra prévu… J’ai donc pu faire mes preuves tout de suite, alors que la plupart du temps, il faut attendre au moins la saison suivante. Quand j’y repense, je me dis que c’était une folie de débuter sur scène dans un rôle pareil, mais je dois être née sous une bonne étoile!
Quels autres rôles de Verdi avez-vous à votre répertoire?
Curieusement, pendant des années, Violetta a été ma seule héroïne verdienne. Bien sûr, on m’en a proposé d’autres, notamment Elisabetta (Don Carlo), que j’ai toujours refusée, parce que ma voix n’était pas prête. Puis, au cours de ces dernières saisons, se sont ajoutées Luisa Miller, Giovanna d’Arco et Amelia Grimaldi (Simon Boccanegra). Ma voix est celle d’un grand lirico coloratura, et il est important pour moi d’aborder peu à peu un répertoire plus lourd, sans renoncer pour autant à mes acquis. C’est pour cela que je suis intéressée par les personnages présentant encore des traces de bel canto, et c’est dans cette optique que je vais chanter, en juin, au Staatsoper de Vienne, ma première Leonora (Il trovatore). C’est un rôle charnière qui, tout en demandant par endroits une émission dramatique et large, requiert également un savoir-faire belcantiste, hérité de Bellini et Donizetti : cantabile, trilles, vocalises, pianissimo, etc. Je réfléchis aussi à Elena (I vespri siciliani), Elvira (Ernani), Desdemona (Otello)… et, plus tard, peut-être, Aida!
Ne songez-vous pas à ces rôles verdiens présentant une sorte de «bel canto dévoyé», comme Lady Macbeth (Macbeth), Abigaille (Nabucco) ou Odabella (Attila)?
C’est beaucoup trop tôt pour le dire! Attendons déjà de voir comment ma voix évolue… Si j’ai pu tenter Pagliacci, par exemple, c’est parce que le rôle de Nedda est court, et qu’il demande une vraie virtuosité. Pour les personages dont vous parlez, il faut bien autre chose ! Dans le répertoire français, outré Marguerite (Faust), j’aimerais refaire Juliette (Roméo et Juliette), et aussi qu’on me propose Manon. Justement, le quatrième titre de Prima Classic, qui sortira au printemps 2020, est un récital d’airs d’opéras français, intitulé Elle: on y trouve Louise, Lia (L’Enfant prodigue), Leïla (Les Pêcheurs de perles), et quatre héroïnes de Massenet – Manon, Thaïs, Salomé (Hérodiade) et Chimène (Le Cid). Je chante aussi deux airs de Juliette («Je veux vivre dans le rêve» et «Amour, ranime mon courage»), et deux de Marguerite («Ah ! je ris» et «Il ne revient pas!»), qui permettent de mesurer l’évolution de ces jeunes filles devenues femmes… Sans oublier un extrait de Carmen.
L’air de Micaëla, sans doute…
Non, la «Habanera» de Carmen ! J’ai voulu proposer le panorama le plus varié possible d’héroïnes passionnées, de la vierge à la courtisane : toute une palette d’émotions, exigeant une vaste gamme de qualités vocales et techniques. Pour le texte, j’ai fait appel à un extraordinaire chef de chant, Mathieu Pordoy, qui m’a, en particulier, fait comprendre à quel point le français parlé est différent du français chanté. J’espère que ce travail sur votre langue aura porté ses fruits!
Avez-vous d’autres souhaits plus généraux?
Oui. D’abord, qu’il y ait davantage d’actions menées en direction du jeune public, afin que l’opéra connaisse la plus large diffusion possible. Et aussi, qu’on arrête de diffuser de la musique de fond partout, sans que personne n’écoute : ascenseurs, magasins, aéroports, hôtels… C’est insupportable! Ma première demande quand j’entre dans un taxi, c’est qu’on coupe la musique: je passe pour une folle, mais je m’en moque! Réservons la musique à des lieux et des moments où on peut vraiment la goûter, et lorsqu’elle est vraiment choisie!