Marina Rebeka, soprano rebelle
Marina Rebeka: En effet, j’ai pris le rôle de Norma en 2016 à Trieste, ce qui était pour moi un début très important, car c’est là que Maria Callas a pris le rôle. Cette maison d’opéra a une grande histoire malgré le fait que la salle soit petite, ce qui n’est d’ailleurs pas toujours facile par rapport à la proximité du public. Après les échos de la première, tous les billets ont été achetés très vite et les représentations suivantes étaient toutes complètes. Pour la première fois de ma vie, j’ai reçu une pluie de fleurs, qui venaient de l’orchestre comme du balcon. Je n’ai jamais su qui l’avait organisée, mais ce moment a été particulièrement émouvant pour moi. Des passionnés sont venus pour m’écouter et justement me comparer à Callas, déjà préparés au fait que j’étais lettone, pas italienne, ce qui a encore ajouté à l’intensité. Puis j’ai chanté de nouveau le rôle en 2017 à New-York, dans une ambiance très différente mais également très impressionnante.
RM: Évidemment, la comparaison avec Maria Callas est arrivée très vite, car c’est l’un de ses rôles de référence auquel n’importe quel passionné d’opéra pense. Est-ce un risque ou une peur pour vous, cette ombre au-dessus de Norma?
MR: C’est quelque chose pour, ou contre, lequel je ne peux rien faire. N’importe qui prenant le rôle de Tosca, Norma ou Traviata est inévitablement comparé aux plus grandes, et donc à Callas. C’est inéluctable et en plus, l’ouvrage de Bellini n’était plus autant joué et n’avais plus été donné à La Scala depuis trente ans et même depuis quarante ans à Toulouse. Donc forcément, pour une grande partie du public, surtout pour ceux qui ne voyagent pas pour l’opéra, la référence ne peut être que présente. C’est dans la nature humaine de comparer, mais en réalité, les spectateurs en salle veulent de l’unique, ils veulent Netrebko, pas un sosie de Netrebko ou de Callas, car leurs styles et leurs personnalités sont uniques.
RM: Vous rappelez la rareté de Norma avant que l’opéra ne revienne au goût du jour, par exemple encore en ce moment au Met avec Sondra Radvanovsky. Pensez-vous que c’est un effet de mode, ou plutôt parce que nous avons retrouvé des voix pour le chanter?
MR: Concernant les chanteurs d’aujourd’hui, je pense qu’ils peuvent faire mieux et plus que ceux du passé. Auparavant, s’ils allaient d’Europe aux États-Unis, ils avaient des semaines de repos pendant les traversées et même entre plusieurs villes, ils prenaient plus de temps qu’aujourd’hui, où il faut parfois être un soir quelque part, et le lendemain à 10h du matin parfaitement préparé devant un orchestre. Ils n’avaient pas à faire toutes ces choses que nous avons à faire aujourd’hui en scène, et émotionnellement, ils n’avaient pas à trouver une solution pour porter un message parfois totalement à l’encontre de la proposition scénique. Donc, nous avons à justifier de nombreuses actions, et en plus, à dépasser ou au moins égaler ce que tout le monde connaît d’un rôle par les nombreux enregistrements existants. Nous devons faire toujours mieux et ne pouvons plus tricher. Il y a cinquante ans, j’aurais pu décider de couper un passage ou de le transposer si cela m’amusait. Aujourd’hui, personne ne me laisserait décider seule d’enlever une partie parce qu’elle ne me convient pas, donc je dois trouver la solution pour dépasser ce problème.
Concernant le répertoire bel cantiste, beaucoup peuvent penser qu’il est surtout démonstratif, et pas émotionnel. Pourtant, je me souviens d’une discussion avec Alberto Zedda peu avant sa mort. Il me demandait ce que je souhaitais aborder dans l’avenir et devant ma réponse – « Violetta » – il m’a dit l’opposé de ce que l’on entend habituellement. Au lieu de dire que Verdi était supérieur au bel canto, ou plus intelligent, il m’a justement dit qu’il était dommage pour moi de chanter Verdi, car j’étais intelligente. Verdi, c’est trois quarts, voire plus, de l’émotion encodée dans la musique, l’orchestre et les collègues autour de vous, et donc à peine un quart pour vous. Tandis que chez Rossini, seul un quart est fait pour vous supporter lorsque c’est à vous de chanter. Chez ce dernier comme dans le bel canto, vous êtes seule à chanter cette musique de cinglé pour colorature, avec un orchestre qui vous donne juste la base de l’harmonie, et tout dépend de vous : vous êtes tout à fait nue et tout est basé comme son nom l’indique sur le « beau chant », donc votre façon d’aborder le texte, les accents, votre style.
RM: Vous avez été découverte il y a environ dix ans, sur des rôles plus légers qu’aujourd’hui, et l’on sent un tournant dans votre carrière ces dernières années. Comment souhaitez-vous faire évoluer votre voix?
MR: Aujourd’hui vous devez accepter des contrats quatre ans à l’avance, donc, comme à la bourse, vous devez prévoir comment sera la situation à moyen terme pour ne pas faire de mauvais choix ou des choix dangereux. A cela, il faut ajouter que finalement, assez peu de programmateurs comprennent parfaitement quelle voix correspond à quel rôle. Avec ma voix, je peux techniquement chanter Adina, puis Lucia et Tosca, mais l’une après l’autre sur une seule saison, ce serait de la folie. Donc par exemple, dans une même saison il y a quelques années, j’avais plusieurs Lucia en même temps que Fiordiligi et d’autres rôles. Je ne m’en suis rendue compte que peu de temps avant le début de saison, et j’ai préféré annuler toutes les Lucia et garder Fiordiligi, car j’ai pensé que ce rôle serait plus favorable pour mon évolution, pour développer le milieu et les basses. Plus vous modifiez raisonnablement votre répertoire, plus vous développez l’amplitude du spectre et la technique, et plus vous vous créez un style propre et un caractère.
Et puis je suis une rebelle! Je n’aime pas chanter les mêmes choses plusieurs fois d’affilée! Je préfère les garder seulement trois années pour la plupart. Si j’avais laissé faire les gens autour de moi, je peux vous garantir que pendant dix ans, j’aurais seulement chanté Violetta, Mimi, Donna Anna et Marguerite. C’est la raison pour laquelle je suis arrivée si tardivement dans certaines maisons d’opéra, car sans prendre de risques, les directeurs ou les programmateurs me voulaient pour des rôles dans lesquelles ils venaient de m’entendre, et pas pour ceux que je ne chantais pas encore. En tant qu’artiste, si vous voulez faire mieux, vous avez besoin de challenges. Vous devez découvrir, laisser le cerveau et le corps en alerte. J’ai débuté avec Mozart, sur des rôles très légers avec de nombreuses coloratures. Puis ma voix s’est étoffée, et j’ai choisi d’aller sur autre chose, mais si vous vous orientez sur du vérisme par exemple, il y a très peu de chance que vous sachiez revenir en arrière. Or, si vous prenez ce chemin, vous avez un grand orchestre en support, vous n’avez plus à être précis comme avec Mozart. Quand j’entends par exemple qu’il est dur de chanter Mimi, je ne suis pas d’accord. Pour moi, c’est extrêmement simple. Il n’y a pas de difficulté dans la technique et si vous n’êtes pas tout à fait sur la note, l’orchestre vous couvre suffisamment pour que personne ne le remarque.
RM: Lors de votre dernier récital parisien, vous avez aussi programmé de nombreux chants lettons, de même que vous chantez encore régulièrement à Riga. Gardez-vous un rapport fort à votre pays?
MR: J’aime en effet particulièrement mon pays, là d’où je viens et l’histoire et les traditions qui y sont liées. Lorsque je suis là-bas, je ressens aussi un fort attachement des gens envers moi et je peux dire que je reste patriote. C’est un petit pays, mais avec une belle culture. Environ 90% des enfants apprennent la musique ou la danse, parce que c’est ancré dans notre tradition. Il y a donc un vrai attachement à la musique et une vraie créativité. Il y a par exemple un festival à Sigulda à quarante minutes de Riga, en plein air devant un château, et chaque année beaucoup de monde fait le déplacement en famille pour entendre des opéras. Je trouve vraiment beau, non seulement que les gens soient exposés et restent attachés à cette culture, mais en plus qu’ils y emmènent également leurs enfants pour perpétuer ces valeurs. Si vous ne donnez pas la chance de montrer aux enfants ce qu’est la musique classique, ils ne pourront pas être attirés par cet art, car au premier abord, la pop ou le rock sont beaucoup plus accessibles. Aujourd’hui, j’aimerais attirer plus de monde à l’opéra et vraiment travailler à démocratiser la musique classique, car je suis triste de voir certaines régions sans aucun rapport à la musique.
RM: Vers quels rôles vous orientez-vous pour les prochaines années?
MR: Pour le moment, je souhaite garder Traviata, dont un enregistrement va paraître prochainement, et que je vais reprendre à Paris, cette fois dans la nouvelle production. Je prépare également un album récital intégralement en français pour une parution l’an prochain. Ensuite, je dois attendre d’autres Norma et reines de Donizetti pour vérifier comment réagit ma voix. Et surtout Leonora (Il Trovatore) cette saison à Vienne, car pour certains c’est un rôle lourd, mais il garde de nombreux éléments du bel canto. J’espère ensuite tenter Elena (I Vespri Sicilianni) pour pouvoir m’orienter vers Aida, dans le sens ou pour moi, comme Leonora mais évidemment un peu plus dramatique, il y a encore dans ce rôle des parties très pures et très bel cantistes. C’est un personnage particulièrement intéressant car elle est parfois très douce, et à d’autres moments doit se rappeler qu’elle est la fille du roi et se montrer très forte. Cette dualité m’attire beaucoup chez elle, en plus de la musique qui est sublime.
J’aimerais aussi tenter Amelia (Un Ballo in Maschera), et j’ai refusé souvent Elisabetta (Don Carlo) ou Salomé, mais on verra dans dix ans. Pour le moment, je vise plus Rusalka ainsi que de rester dans le bel canto, avec Lucrezia Borgia ou Elisabetta (Roberto Devereux), prévu pour 2023. J’ai aussi en tête Imogène (Il Pirata), qui a énormément de difficultés techniques, de difficiles coloratures, mais peut maintenir beaucoup de couleurs dans mon chant.